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11/07/2013

On voit des choses extraordinaires dans le sang...

Les voilà maintenant collées sur cette chose pleine de sang comme des huppes dans de la glu. Elles ne peuvent plus s'en dépêtrer. Si j'avais dit que c'est un sac d'éponge et que ce qui coule est de l'eau elles seraient toutes à me jacasser autour de la tête comme des pies avec toutes leurs histoires. Mais c'est du sang, elles se taisent, elles attendent, elles regardent, elles écoutent, elles ne bougent pas, elles restent là, on pourrait les prendre toutes les quatre sous un chapeau. C'est du sang : elles voudraient déjà danser plus vite que la musique. Il ne s'agit plus de leur histoire, c'est du sang. Quelle histoire ! La plus grande histoire du monde. Il n'y en a même pas d'autre. Baisse ta lampe, ma mère ; éclaire un peu que je dénoue la corde. Il y a une grosse fortune à faire. Il ne s'agit pas de travailler. Il faudrait avoir un homme qui saigne et le montrer dans les foires. Le sang est le plus beau théâtre. Tu ferais payer, ils emprunteraient pour y venir. Le dégoût ? non, il n'y a pas de dégoût ; oui, au moment où ça commence à couler, mais, qu'est-ce que c'est ? C'est parce qu'on voit cette vie qui s'échappe dans la campagne et qui va faire la folle de tous les côtés. Ça, c'est une histoire ! Attends. Au début, oui, tu es blanc comme un linge, mais tout de suite tes yeux te mangent la figure tellement tu les ouvres pour tout voir. On voit des choses extraordinaires dans le sang. Tu n'a qu'à faire une source de sang, tu verras qu'ils viendront tous. Tu peux faire payer cher. Ils s'enlèveront le pain de la bouche pour venir. Tiens, toi, va seulement crier dehors : « Venez voir le sang. » En cinq minutes tout le village est ici dedans. Sur le moment ils sont timides, mais tout de suite après ils reviennent ; ça les intéresse ; ils regardent ; ils ne sont plus timides ; ils se rétablissent ; ils reprennent leur vie, ils la serrent, ils l'attachent ; ils lui mettent un collier ; ils la mettent à la chaîne. Ils la tiennent à la main, enchaînée comme un chien. Ils l'ont raisonnée. Il n'y a pas de raison pour qu'ils ne soient pas maintenant tranquilles à regarder celle-là, déchaînée, qui s'échappe dans la campagne. Je te dis que ça, c'est le théâtre. Quel phénomène ! C'est un artiste. (…)

Et il y a encore mieux que ça à faire. Prends ton homme qui saigne, tu le mènes en haut d'une montagne. Tu le fais asseoir dans les pierres. Tu le laisses saigner ; tu laisses couler son sang jusqu'à ce que ça fasse des ruisseaux de tous les côtés. Tu les laisses couler jusqu'à ce qu'ils coulent à travers les forêts et qu'ils aillent dans le monde. Alors, tu seras le propriétaire du monde. Tu verras ce que je te dis. Ils peuvent voir cent mille ruisseaux d'eau bonne à boire, ils ne bougent pas. Arrive le ruisseau de sang. Ils n'en ont pas pour cinq minutes pour se mettre à le remonter à la piste. Ils ne font pas de baluchon, ils ne vont pas prévenir chez eux, juste le temps de mettre le collier à leur vie et de la tenir solidement à la laisse, et en avant, un traînant l'autre, tenant leur vie enchaînée à leur main comme un chien. Toi, là-haut, tu ne tarderas pas à les voir arriver. Et qu'est-ce qu'ils feront ? Ils resteront là autour de toi, sans bouger, avec leur chienne de vie à la laisse à côté d'eux. Ils regarderont le théâtre du sang. Sans bouger, comme endormis. Ils sont tous à toi. Laisse seulement que le sang coule assez d'abord, et après qu'il ne s'arrête pas de couler. 

 

Jean Giono, « Deux cavaliers de l'orage », extrait.

jean giono