10/01/2012
Pour le plaisir du verbe...
Frédéric Dard / San Antonio
- Mon cher maître, permettez-moi de vous présenter mon meilleur collaborateur, le commissaire San-Antonio.
Enfin, complémentaire :
- Maître Albéric Chemolle !
Dix doigts n'appartenant pas à la même main, comme l'écrirait Ponson du Machin, se gratulent énergiquement. Maître Chemolle est un puissant quadragénaire qui n'aurait aucune peine à mesurer deux mètres s'il avait huit centimètres de mieux. Il est puissant, noir de poil, débordant de tout, avec un air de vouloir paraître gentil qui mettrait sur ses gardes un mendiant aveugle. Sa lèvre est humide comme un sexe de vibro-massée. Ses joues tremblotantes ressemblent à de superbes fesses primées. Il porte de grosses lunettes à monture d'écaille et jouit de sourcils touffus comme en auront jadis les gens de la Ve République. Il débute chacune de ses phrases par une sorte de barrissement chargé, dirait-on de « faire un tympan » à ses auditeurs. Car chaque interlocuteur est pour lui un auditeur. Il apostrophe, tonitrue. Affirme. Assène. Partout il est en chaire. Sa vie est une tribune du haut de laquelle il se dit au monde médusé. Et il se dit entièrement en commençant par le superflu qui lui paraît être le plus urgent. Il sait que l'essentiel peut attendre puisqu'il est l'objet de la rencontre. Cet homme a deux langages : celui qu'il emploie pour parler des autres, et celui dont il use pour parler de soi. Il parle des autres en style télégraphique, ayant un minimum de salive à leur consacrer, économisant les épithètes, rognant sur les articles et les pronoms, sautant des verbes. Mais il fait montre d'une complaisance torrentielle pour parler de lui. Il se chérit, se surenchérit, déborde d'adverbes et de qualificatifs, chausse les pires pléonasmes, pilonne à coups de redites, souligne par des onomatopées.
- Entendu parler de vous, me dit-il. Excellent flic. Bravo…
Extrait de "Les Con" © Fleuve noir, 1973.
22:55 Publié dans Détente, San-Antonio / F. Dard | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : frédéric dard, san antonio